« Puis-je vous intéresser par notre promotion du jour sur les Schoko-bons ? »
On entendait la phrase de plus en plus distinctement à mesure qu’on s’approchait de la caissière. Là, dans la supérette de cette aire d’autoroute où on s’était arrêté pour acheter de quoi grignoter en faisant une pause, la caissière, après avoir scanné les articles des clients et clientes qui défilaient, répétait inlassablement cette phrase : « Puis-je vous intéresser par notre promotion du jour sur les Schoko-bons ? » Mécaniquement, comme un robot. Mécaniquement, tout le monde répondait par la négative. Plus ou moins désagréablement.
Ce monde me fatigue. Plus précisément : l’économie des services me fatigue. Elle me fatigue parce que c’est à cela qu’elle nous réduit : des robots. Chargés de faire tourner la machine, de l’accélérer en permanence. Est-ce que le boulot de cette dame, servir des gens pressés dans une boutique semblable à mille autres au milieu du décor si élégant d’une aire d’autoroute, n’était pas assez aliénant comme ça ? Non, scanner des articles à la chaîne et encaisser carte bancaire après carte bancaire, ça n’est pas suffisant pour justifier son maigre salaire : maintenant, il faut qu’elle tape la réclame, qu’elle pousse le client à un tout petit peu plus de consommation. Ces quelques euros lâchés en plus par les rares qui se laisseront effectivement tenter feront que son évaluation mensuelle sera bonne (comprendre : meilleure que le mois d’avant) ou mauvaise (comprendre : normale).
Ce monde me fatigue. Ce monde me fatigue parce qu’il réveille en moi du cynisme et des pulsions de violence. C’est à cause de ce monde qu’entre deux angoisses sur l’effondrement à venir, il m’arrive de penser « franchement, quand ça nous pétera à la gueule, on l’aura pas volé, on le méritera ».
Certes, après je me calme et je réfléchis – notamment sur la nature de ce « on ». Et j’écris ce genre d’article. Attention d’ailleurs, cet article va être long et pas hyper jouasse, vous l’avez peut-être déjà compris. C’est un rant, comme disent les jeunes #OkBoomer
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Croissance VS bonheur
Ce monde me fatigue, mais de manière générale, ce monde fatigue les corps et les âmes de celles et ceux qui s’y meuvent. Cette caissière, fatiguée de devoir répéter la même phrase débile qu’on lui aura imposée, comme une publicité entre deux films qu’on rediffuse inlassablement ; ces clients, fatigués d’être constamment bombardés d’injonctions à consommer plus, plus, plus… alors que la catastrophe écologique et sociale s’accélère à force que nous consommions trop, trop, trop. Qu’est-ce que ça dit de la dignité des gens ? Qu’elle peut bien crever. Tant que cela apportera le dixième de point de croissance suffisant pour continuer à élever la pyramide, rien ne vous sera épargné : faire les guignols pour augmenter les ventes d’œufs-diabète en chocolat, se vendre soi-même sur le « marché du travail » à grand coup de léchage de fion dans des lettres de motivation toutes plus hypocrites les unes que les autres, « oh oui depuis toute petite je rêvais de bosser sur une aire d’autoroute pour vanter les promos Kinder ».
Fut un temps où la bourgeoisie avait la décence élémentaire de reconnaître la divergence de ses intérêts d’avec celle de ses subordonnés. Ça ne résolvait pas le problème, mais ça avait le mérite d’être honnête. C’est terminé : il faut aimer son travail désormais, c’est d’ailleurs une valeur1. Et tant pis si nous restons, après toutes ces années d’injonctions à la soumission au capitalisme triomphant, une foule sentimentale, vous savez, celle avec soif d’idéal, attirée par les étoiles, les voiles. Bref, que des choses pas commerciales…
Marrant, que Souchon fasse aujourd’hui l’éloge de Macron : il n’a donc pas remarqué que ce dernier est un parfait avatar du « on » omniprésent de Foule sentimental ? Il faut voir comme on nous parle…
C’est que le besoin permanent de croissance ne se heurte pas qu’aux limites physiques de la nature et de ses ressources : elle se heurte aussi à nos limites à nous, les limites humaines, celles qui font qu’il n’y a que vingt-quatre heures dans une journée, et seulement quelque dizaines de milliers de journées dans une vie, tout au plus.
La croissance de l’industrie nécessitait que nous achetions toutes et tous une télé, une voiture, un frigo, une tondeuse à gazon… Allez, on nous fait croire que le bonheur c’est d’avoir, de l’avoir plein nos armoires…
La croissance des services nécessite quant à elle que chaque minute de nos vies soit monétisée, et si possible en parallèle : elle nécessite que nous twittions, tout en regardant une émission de télé, tout en commandant sur Deliveroo, avec dans chaque recoin la verrue publicitaire pour entretenir le mouvement ; elle nécessite l’apparition de boutons pour visionner des vidéos en accéléré, car il n’y a plus assez d’heures disponibles dans une journée pour regarder toutes celles qu’on vous propose à vitesse normale ; elle nécessite, de manière générale, que tout s’accèlère, que tout passe vite pour qu’une consommation en suive une autre avec le moins de délai possible parce que, plus que jamais, le temps, c’est de l’argent. Notre temps, c’est leur argent. Et vous y trompez pas, les barrières de l’acceptable tomberont une à une à mesure que se réduiront les marges de manœuvre pour continuer à croître. Il faut que nous dormions moins, que nous organisions toute activité sociale autour de la consommation, l’apothéose étant atteinte avec les centre commerciaux géants qui poussent comme des champignons, véritables temples érigés à la gloire de la consommation comme fin en soi.
À quel moment ça a merdé, pour qu’on en arrive là, franchement ? Pour qu’on laisse le mythe de la croissance infinie coloniser à ce point le moindre recoin de nos vies ? Car c’est bien une conséquence logique de la croissance infinie dans un monde fini qui se joue là.
Ce sont ces bouchons dans les métropoles qui s’allongent d’année en année. « C’est de pire en pire » dit-on après des heures au milieu des pots d’échappement. Mais non : c’est de mieux en mieux ! S’il y a de plus en plus de monde sur la route, c’est qu’il y a de plus en plus d’activité, donc de la croissance, et c’est bien car c’est le but recherché ! Dans les centres urbains surpeuplés, tous les axes sont déjà largement saturés, et il n’y a plus de place pour en construire d’autres : ce ne sont pas trois lignes de bus et dix pelés à vélo ou en covoiturage qui vont inverser une tendance massive à l’augmentation des déplacements et à l’extension urbaine. Comment imaginez-vous le problème se résoudre avec des petits gestes individuels ? Comment imaginez-vous le problème se résoudre sans poser le problème politiquement, en mettant sur la table des idées de transformation structurelle : relocalisation, diminution contrôlée l’activité et décroissance ? Hors de question dans le modèle actuel.
Pourtant, que les bouchons aux heures de pointe empirent régulièrement n’est qu’une énième manifestation de la dissociation de la croissance du bien-être et du bonheur humains. Notre temps et notre bien-être ne sont que des variables d’ajustements et ils sont invisibles dans le PIB : la croissance et le capitalisme s’effondreraient instantanément si tous les coûts étaient payés, ceux de la nature surexploitée jusqu’à la catastrophe écologique, ceux des êtres humains que l’on malmène (des heures de vie perdues dans les bouchons aux burn-outs, maladies professionnelles et morts au travail).
Le besoin d’augmenter constamment les profits des entreprises de services, entreprises dont le but premier est de monétiser du confort, rend paradoxalement le monde de plus en plus inconfortable, désagréable même. Au-delà de l’accroissement constant de la pression à consommer et de la dégradation des conditions de production (et de vie), l’arnaque est devenue la règle, et on devrait prévenir tout citoyen en devenir : à quel point partout, tout le temps, par n’importe quel moyen, on essaiera de te sucer ton pognon, souvent pour des conneries. Toute l’économie repose sur la multiplication de mécanismes pour vous tirer toujours un plus d’argent en échange d’un service toujours plus superficiel, ce qui mène à un recours généralisé à ce que j’appelle « arnaque » (parce que les euphémismes, ça va bien cinq minute). Et ça aussi, c’est épuisant, vraiment.
Épuisant d’être en permanence sur ses gardes ; de devoir chercher l’arnaque dans chaque petite ligne de chaque contrat ; de prendre garde à décocher chaque case précochée dans les formulaires (pratique illégale, je le rappelle) ; de devoir chercher quelles entreprises n’essaieront pas de vous entuber, comme on cherche une aiguille dans une meule de foin.
L’arnaque généralisée
J’allais vous inviter à lire les témoignages sur Internet (certaines entreprises sont carrément devenus des mèmes sur r/france), mais en y réfléchissant, du haut de ma propre expérience personnelle, j’ai déjà un nombre d’anecdotes incroyablement élevé (allez jeter un œil à mon article sur le Black Fuckday, par exemple).
Disclâmeur : les noms des entreprises ont été habilement modifiés parce que j’ai autre chose à glander que de me fader des mises en demeure d’avocats d’entreprises ronchonnes parce que l’association de leur marque et du mot « arnaque » fait bobo à leur SEO.
On peut commencer par cette mode, assez récente en France il me semble, qui consiste à proposer des inscriptions à des programmes fidélité payants sous couvert d’une réduction ridicule, très en vogue chez la Snac ou, dans mon cas, chez BilletTrouduc :
Je pourrais aussi vous parler de ce vendeur de chez Farty qui essaie de me vendre son extension de garantie pour une tondeuse à barbe : « ah mais vous savez, avec l’extension, en cas de panne, on vous l’échange direct, alors que sans l’extension, même si la tondeuse est sous garantie, ça peut prendre 2 semaines pour avoir un remplacement ». Je refuse poliment, mais il insiste : « vous êtes sûr ? Deux semaines sans se tondre la barbe, c’est long ! ». Je me marre en pensant à ma barbe qui pousse à peine plus vite que celle d’un hobbit et je lui réponds « mais de toute façon elle ne va pas tomber en panne, puisque chez Farty, vous vendez de bons produits fiables, non ? ». Je sais, je suis taquin. « Ah oui, c’est sûr, mais on ne sait jamais. » Ça, c’est sûr. Et un « on ne sait jamais », ça vaut bien une extension de garantie, non ?
Encore chez Farty tiens… je m’achète un casque audio pas donné, un beau truc à annulation de bruit et tout le tintouin. Le vendeur me propose une assurance de 2 ans en cas de casse, pour un montant assez faible, dans les 5 €. Un moment de faiblesse, je baisse la garde et je me dis « bon, 5 €, c’est rien pour un casque à 200 € », alors d’accord. Sauf que le vendeur commence à me demander mon RIB, et là : sonnette d’alarme. « Mais pourquoi il le prend pas juste sur la CB ? ». La blague, c’est que c’était 5 € par mois. Bien sûr, je fais marche arrière, je lui dis qu’en fait non, que j’avais compris que c’était 5 € une fois. Il me rit au nez : « haha, bah ça serait vraiment pas cher comme assurance ! ». ET 5 € PAR MOIS POUR ASSURER UN CASQUE, TU TROUVES PAS ÇA ABUSÉ ? Comparez donc ça au prix d’une assurance habitation ou auto, pour voir. Ou imaginez que vous assuriez chacun de vos objets un peu chers pour 5 €, la belle sonnette à la fin du mois. Sans parler du fait que cette assurance à la con est probablement déjà comprise dans mon assurance responsabilité civile ou dans celle de ma CB, etc.
Le réflexe de survie dans un tel monde : quel que soit ce qu’on me propose, la réponse est non par défaut. Non à tout, même à ce qui m’intéressent potentiellement : si ça m’intéresse, c’est non, puis je recherche sur le net à tête reposée, pour voir si éventuellement c’est oui. Et c’est rarement le cas. Les rares fois où j’ai dérogé à cette règle, je l’ai regretté. Parce que c’est bien la dernière façon dont peut espérer croître l’économie du service : en tablant sur la pulsion, sur l’absence de réflexion, bref sur le consentement le moins éclairé possible. Tas de crevards.
Le pire, c’est que je sais pertinemment que les vendeurs en question ne sont pas à blâmer, qu’ils suivent des consignes dictées pas des petits chefaillons excités du tableur Excel, eux-mêmes soumis à la pression de N+infini jusqu’à la chaîne actionnariale qui exige de la croissance. Voilà le résultat : on joue ce jeu désagréable qui consiste, de leur côté, à forcer la vente de produits qu’ils savent inutiles ; du nôtre, à être en permanence sur la défensive, sur le qui-vive. Jusqu’au burn-out d’un côté, jusqu’à l’agressivité et au cynisme de l’autre. Une société de mal-être organisé et généralisé. Il se dégage de ces cartons d’emballage des gens lavés hors d’usage… Alors qu’on pourrait juste, je ne sais pas moi… avoir des relations cordiales ? Pas grand chose hein, j’achète quelque chose, tu m’encaisses, on échange quelques banalités, un sourire et bonne journée messieurs-dames. C’est pas que ce serait le paradis, mais ça serait simplement… digne ? Mais non, ça ce serait déjà trop demander. Vous imaginez l’horreur, si le profit stagnait ? Inimaginable. Alors bouffe tes extensions de garantie et boucle la.
On pourrait aussi parler des compagnies de téléphonie tiens, pas les dernières quand il s’agit de se comporter comme des pourritures. La dernière glanderie en date à la mode, c’est la modification de forfait – à la hausse – avec accord tacite, « qui ne dit mot consent ». Chouygues, dans mon cas – mais c’est pareil chez les autres –, qui m’envoie ce fabuleux SMS :
« Dès le 2/03/2020, vous bénéficierez automatiquement et sans engagement de 60 Go/mois en France métropolitaine […] au lieu de 40 Go actuellement, pour 3€ de plus par mois ».
Oh bah que c’est sympa ! Notez la fourberie : on ne vous demande pas de dire oui pour le faire… On le fait par défaut, et seulement si vous dites non, on annule ! Si on était taquins, on pourrait taxer cette pratique de mafieuse. Oh, et pour la blague : en moyenne, j’utilise entre 5 et 10 Go par mois sur mon fameux forfait de 40 Go… donc vos 60 Go, que ce soit pour 3 € ou même 3 centimes, vous pouvez bien vous les carrer où je pense. On nous prend, faut pas déconner, dès qu’on est nés, pour des cons.
Mais sur des millions de clients à tondre, combien auront le réflexe d’aller immédiatement désactiver cette hausse de forfait ? Arnaquer une personne, c’est risqué, arnaquer des millions de personne, c’est un investissement. Ça se pratique bien dans l’immobilier aussi, ça : je pourrais vous parler de cette agence immobilière Chipya à Nice qui faisait payer à une personne proche de moi le renouvellement automatique du bail. Parfaitement illégal, oui. Et le pire ? Ils le savent ! Lorsque vous contestez, ils vous remboursent immédiatement sans discuter… Car forcément, ils ne veulent pas d’ennui. Le calcul est simple : pour un ou une locataire qui réagit, combien laisseront simplement couler ?
Dans la séries des plaies de l’économie des services, on pourrait aussi évoquer le démarchage téléphonique. C’est un peu le bingo, on coche toutes les cases : des « clients » fichés sur des listes d’appels revendues à prix d’or qui perdent leur sang froid lorsqu’on les dérange une énième fois pour des conneries ; du personnel mis sous pression du chiffre tout en prenant en pleine poire la violence des réponses ; du principe même qui consiste carrément à aller chercher les gens jusque dans l’intimité de leurs foyers pour les pousser à consommer des merdes inutiles. Et comme d’habitude, ce seront les personnes en état de fragilité ou de difficulté de jugement qui se feront avoir. Chères entreprises de démarchage qui faites votre beurre sur la crédulité de personnes fragiles, vous êtes la lie de cette société de services ; si un jour, vous finissez enfin par être interdites, on sera beaucoup à reprendre deux fois des moules.
Allez, on continue dans le défilé des pourritures avec les banques. Pendant des semaines, sur mon compte au Crédit Psychologique, j’ai eu ce bandeau entre la ligne de mon compte courant et la ligne de mon compte épargne :
Au-delà du fait que mon épargne soit déjà supérieure à 9000 € et que, a priori, si je dois payer quelque chose de ce montant, je ne vais pas m’amuser à aller casquer des intérêts pour une saleté de crédit si je peux payer comptant… pousser des gens à s’endetter, je place ça dans le top 10 des pratiques de salopards qui devraient être illégales. Je passe d’ailleurs sur cette fois où, chez Feu Rouge, pour un souci de carte bleue, j’ai « profité » de leur paiement en 3 fois, paiement qui implique une inscription chez Grofidis qui n’aura ensuite de cesse que de m’envoyer des propositions de crédit revolving, parce qu’appâter les pauvres avec de l’argent facile au prix d’intérêts de porcs, capitaliser sur la détresse financière comme de bons gros vautours, ce serait dommage que ça ne soit réservé qu’aux banques.
Ça me fait toujours rire quand, ensuite, ma banque vient me demander mon avis sur le service rendu. La dernière fois, à la question « recommanderiez-vous cette banque à des proches ? », j’ai répondu ça :
« Je ne recommanderai jamais de banque à qui que ce soit, vous êtes une nuisance pour la société et le monde se portera bien mieux quand vous aurez disparu. Je suis chez vous par nécessité, je ne verse aucune larme quand quelqu’un pète une de vos vitrines et j’irai danser sur vos cendres quand le système financier se sera écroulé.
(Cela n’a bien sûr rien à voir avec le petit personnel de vos agences qui est charmant et fait son travail de manière professionnelle et consciencieuse.) »
Ça ira dans leur corbeille mais ça défoule. Et oui, je précise toujours que ma critique n’est pas destinée au petit personnel, parce que je ne me fais encore une fois aucune illusion sur l’utilité de ces enquêtes de satisfaction : pressuriser toujours plus les salariées et salariés en bout de chaîne, certainement pas remettre en cause la politique d’entreprise décidée au sommet…
Le bal des faux-culs
Tiens, parlons-en, des enquêtes de satisfaction et des notations. Avoir des serviteurs ne suffit plus, il faut maintenant les évaluer, leur donner des notes, pour que leurs propriétaires puissent les faire s’amender. Fabuleux. Le client est roi, dit-on. On oublie de préciser le corollaire : en face, le personnel de service est réduit à être le laquais, le paillasson sur lequel on peut essuyer notre petit pouvoir mesquin de client-roi, le seul pouvoir qu’on aura jamais dans l’antidémocratie qu’est la société capitaliste. Oh le mal qu’on peut nous faire… Le pire, c’est que le système fait appel à nos pires instincts, du genre qui nous donnent des envies de vengeance lorsqu’une vendeuse ou un serveur nous a semblé manquer de sympathie…
Soyons clairs : moi non plus je n’aime pas qu’on me manque de sympathie. Sauf que s’être levé du mauvais pied, avoir des tracas, ça arrive. Est-ce que ça doit systématiquement se solder par une sanction ? Par un client pas content qui va mettre 1 étoile, suivi d’un manager pas content qui vient vous secouer « dis donc, tes évaluations là, hein, tu pourrais sourire, merde ». Est-ce qu’on pourrait laisser les gens respirer ? Accueillir un caissier qui fait la gueule avec un sourire de compassion, au cas où, juste, sa gueule ne soit pas dirigée contre nous mais contre ce monde de merde dont on souffre nous aussi ? On en arrive à ce que les salariés finissent par quémander la bonne note, comme dans cette entreprise (dont, pour une fois, le nom m’échappe) chez qui j’avais loué une camionnette pour mon dernier déménagement et où la dame de l’accueil m’avait dit : « est-ce que vous pouvez remplir ce questionnaire de satisfaction avec une note sur 10, sachant que toute note en-dessous de 8 est considérée comme une très mauvaise note ? » Qu’est-ce que tu veux répondre à ça ?
C’est encore Blanche Gardin qui en parle le mieux dans son sketch sur les notations de la propreté des chiottes des aéroports2… C’est ça qu’on veut, une société de service façon États-Unis ? Du genre, avec des serveuses mortes à l’intérieur, mais qui surjouent l’amabilité « bonjour, je suis Kimberley et je serai votre serveuse pour la soirée, hihihi » dans l’espoir de grappiller un pourboire un peu plus gros pour moins crever de faim ? Un monde de faux-culs ou il faut absolument se convaincre que tout est beau, tout est bien, we are the world we are the children, la précarité heureuse mon con ?
Avec, cerise sur le gâteau, un peu de charité forcée, comme cet arrondi à l’euro supérieur qu’on nous sommes de donner à une asso au moment de passer à la caisse ? Parce qu’une fois la consommation faite, il faut avoir sa dose de culpabilité qui va avec, alors qu’est-ce que c’est 10 centimes pour une asso pour aider les enfants en Ethiopie ? Là, c’est South Park qui en fait la meilleure caricature3. Dans ces cas-là, tout ce que j’ai envie de répondre c’est : « j’aime pas les enfants », juste pour la provoc. Ou encore « on pourrait pas arrondir les impôts de Carrefour au million d’euro supérieur pour le filer à des assoces ? ». Ou même « quand est-ce qu’on leur socialise leur race pour répartir les richesses démocratiquement et éradiquer le besoin de créer des assoces de gestion de la misère ? »
Allez, je vais arrêter la liste, vous voyez l’idée.
Nous ne vous regretterons pas
Chacune de ces petites contrariétés semble presque dérisoire, individuellement. C’est l’ensemble, la somme de toutes ces pratiques dégueulasses qui, minute après minute, arnaque après arnaque, font de ce monde de services un monde insupportable. Tout comme une voiture seule ne produit qu’une pollution négligeable à l’échelle de l’atmosphère tandis qu’une société organisée autour des moteurs thermiques provoquera in fine les catastrophes sanitaires des pics de pollution, sans parler de l’effondrement écologique par réchauffement climatique…
Le pire dans tout cela – ou le mieux, selon comment on envisage le problème –, c’est que l’économie des services est en train de se saborder toute seule : ce n’est pas un hasard si l’optique de « se mettre au vert » et d’aller vers la décroissance et vers des vies plus sobres, moins consommatrices (mais plus sereines) gagne en popularité, notamment chez les classes moyennes aisées qui sont pourtant le cœur de cible de cette société de consommation. C’est que vivre dans cette société où tout est agression finit par vous rendre insensible à son effondrement : nous n’avons aucun attachement émotionnel à ce monde, le dépôt de bilan d’une de ces grandes enseignes ne nous touchera pas au-delà du chômage qu’elle provoquera. Nous ne regretterons pas les ténors de l’économie des services, nous soutiendrons comme une masse toute mesure qui sera susceptible de vous faire mordre la poussière, les logos des mastodontes disparus ne provoqueront qu’une nostalgie passagère sur un monde qui n’aura eu que ce qu’il méritait.
Vous rendez ce monde plus hideux de jour en jour, que ce soit par les politiques d’aménagement du territoire iniques qu’impliquent cette course à la croissance – zones commerciales immenses et immondes toutes semblables, ronds-points et hangars à l’infini aux périphéries, flinguage en règle des villes moyennes4 – ou par les comportements humains qu’elles génèrent. Oui, vous nous rendez hideux et hideuses. De manière terrifiante, même. Car c’est l’accumulation de toute cette violence qui fera que, quand une foule en colère se mettra à trente contre un de vos responsables pour le pendre à un arbre, il n’y aura plus grand monde pour s’interposer, et plus grand monde pour le pleurer après coup. Ce n’est pas un futur alléchant.
Les masses de celles et ceux qui sont convaincus que retrouver notre dignité et notre beauté ne se fera qu’au prix de votre démantèlement grossissent chaque jour. Savoir votre modèle intenable dans le temps long (épuisement des ressources, effondrement, je n’y reviens pas) n’est qu’une maigre consolation : pour ce que nous en savons, nous ne serons pas épargnés par la chute.
Une chose est certaine : ne vous attendez pas à ce que la situation se détende. Nous n’irons pas jouer les dindons d’une farce de toujours plus mauvais goût dans le calme et en souriant. Attendez-vous à ce que les défections et les révoltes nées de ce dégoût pour votre monde se multiplient, et que les coups de matraques qui les accueillent ne fassent que les attiser. Peut-être que passer par l’effondrement aura été inévitable pour mettre fin à la grande déglinguerie. Car la lueur d’espoir qui subsiste toujours, c’est que le dégoût de ce monde ne fasse que nourrir celui d’un autre. Pour que du ciel dévale un désir qui nous emballe… pour demain nos enfants pâles, un mieux, un rêve, un cheval.
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À ce sujet, lire Capitalisme, désir et servitude de Frédéric Lordon ou, si la motivation manque, au moins regarder cette interview autour de son concept d’angle alpha.
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Le sketch est dans le spectacle Je parle toute seule, vous pouvez voir la section en basse qualité sur Twitter.
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Saison 19, épisode 5, où Randy, pour refuser de faire un don pour aider les enfants qui ont faim, doit passer une série d’humiliations.
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J’en causais aussi pas mal dans mon article sur J’veux du soleil, le film sur les gilets jaunes.
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